The Insider de Michael Mann

CRITIQUE ANCIENS FILMS

Baptiste Brocvielle

10/31/20245 min read

Il y a des artistes qui insufflent un tel style, une telle passion, une telle vision personnelle dans leurs travaux, qu’il suffit de quelques minutes à un œil légèrement averti pour discerner l’implication de ceux-ci dans une œuvre.

Après le phénomène Heat, Michael Mann démontre une nouvelle fois avec The Insider (Révélations) qu’il fait partie de ces quelques cinéastes qui savent marquer la pellicule de leur signature. A l’instar de nombre de ses longs métrages, il choisit de prendre comme socle des faits réels : le combat d’un journaliste et d’un scientifique qui en savait trop face aux géants du tabac. David contre Goliath en somme. Néanmoins, Goliath ne fait pas ici l’erreur de sous-estimer son adversaire. Au contraire, bien conscient de la puissance destructrice que représentent les informations détenues par David, il s’appliquera à le paralyser au moyen d’entraves juridiques. Un combat pour la vérité s’engage.
Comme toute adaptation pertinente, il s’agit pour le réalisateur de s’approprier le matériel initial (ici un article de journal) afin de s’en servir pour développer, à travers l’unicité de son médium, sa propre vision. Michael Mann parvient ainsi, au-delà du combat politique et médiatique, à mettre en image l’ancestral dilemme entre vérité et mensonge, la quête de sens de deux hommes au sein d’une société truquée.

Dès l’introduction qui nous plonge dans le désert et ses armes de guerre, l’architecte expose son plan : il ne sera pas ici question d’un énième biopic lent et factuel, mais d’un véritable thriller qui sera intense jusqu’à son terme.

Lowell Bergman, journaliste d’investigation, apparait directement comme un personnage fort de ses multiples flirts avec le danger, habitué à faire face à des adversaires bien plus grands que lui. Scientifique employé d’un fabriquant de cigarette, Jeffrey Wigand semble quant à lui n’avoir qu’une expérience restreinte de la véritable menace : c’est le regard de sa femme qui l’angoisse. Il préfère noyer cette peur dans l’alcool que d’y faire face. Le choix des acteurs conforte le spectateur lambda dans ses premiers aprioris : Al Pacino s’étant illustré dans des rôles de têtes brûlés qui n’hésitent pas à monter le ton (Scarface) tandis que Russel Crowe a plutôt une réputation de héros calme et taciturne (Gladiator).

Michael Mann s’attachera dès lors, tout au long de son récit, à déconstruire ces descriptions poncives afin de dépeindre les deux hommes dans toute leur humanité, soit dans toutes leurs nuances. Si le journaliste incarné par Al Pacino pourra malgré sa résolution et son sang-froid, connaitre pour la première fois un obstacle qui semble insurmontable ; le scientifique joué par Russel devra puiser dans son courage et son indignation une force insoupçonnée, afin d’espérer supporter l’immense pression qui pèse sur lui. La sensibilité de l’un et la force de l’autre, deux qualités inhérentes à l’homme mais parfois enfouies, se devront de resurgir afin de triompher. Révélations est de ce fait une traduction de titre pertinente en ce qu’elle met en lumière cette double quête. C’est dans leur bataille pour la révélation de l’occulte que leur vraie nature va être révélée.













Dans la filmographie de Mann, il n’y a que rarement la place pour de grandes bandes originales composées par les géants du genre. Peut-être dans un souci de rupture, sûrement dans un objectif de pragmatisme et de réalisme, le cinéaste choisit de rassembler des musiques marquantes chacune dans leur genre afin de caractériser au mieux l’ambiance de chaque acte du récit.
Gustavo Santaolalla et son fameux ronroco, pour la première fois sur grand écran, exprime dès lors, par chaque corde pincée, la frénésie des pensées et des doutes qui envahissent Wigand lorsqu’il doit prendre la décision la plus difficile de sa vie : faire face à ses ennemis. La lente et puissante voix de Lisa Gerrard, posée sur une composition de Pieter Bourke, illustre quant à elle la retombée de cette tension, et deviendra le leitmotiv lié à l’écrasant poids des conséquences qui s’accumuleront dans la seconde partie du métrage. La musique n’est jamais utilisée avec excès par Michael Mann, guidant sans astreindre, elle appuie mais ne dicte pas. Il sait quand brusquement la couper et utiliser le silence comme le plus puissant des sons.

Lorsque le silence assourdit, l’image éblouit. Le metteur en scène américain a su se distinguer, tout au long de sa carrière, par sa quête constante de réalisme. Pour ce faire, il arbore un style frôlant avec le documentaire et The Insider ne fait pas exception : pas de long traveling, de plans impossibles et de stabilisation à outrance. Le spectateur doit être impliqué dans l’action, reconnaître le réel par son imperfection. La caméra sera donc extrêmement mouvante, portée le plus souvent à l’épaule afin de ne jamais quitter les protagonistes et d’être toujours à leur hauteur. Les plans très serrés seront privilégiés aux plans larges, de manière à montrer les moindres détails qui caractérisent l’authentique.

Ce naturalisme dont fait preuve Mann n’est cependant pas total. En effet, comment décrire ce film sans évoquer l’omniprésence d’une couleur : le bleu. Il en a fait sa singularité la plus flagrante. Beaucoup d’hypothèses quant à sa véritable signification : symbole du héros mannien, de son aura, du danger qui l’entoure. J’y vois plus largement une façon pour le cinéaste de nuancer son œuvre picturale. Quand le réalisme s’apparenterait au blanc ou au noir, couleurs complexes mais tangibles, le bleu deviendrait cette touche de mystique, d’irréel essentiel à tout art.













A travers son récit d’un « David contre Goliath » moderne, The Insider se distingue comme l’une des meilleures illustrations de lanceur d’alerte sur grand écran. Il est de plus un film clé dans la filmographie de Michael Mann en ce qu’il contient tous les traits de personnalité de son créateur. Ce dernier y déverse cette mise en scène si significative qu’elle demeure indissociable de sa personne. Rien ne doit l’entraver de plonger tout entier dans ses personnages, dans leur psyché. La quête toujours constante du réalisme, de sa brutalité à sa fragilité, est un moyen pour lui de faire ressortir ce qui compte vraiment : l’indicible.



Baptiste Brocvielle

© Gaumont Buena Vista International (GBVI)

© Gaumont Buena Vista International (GBVI)

© Gaumont Buena Vista International (GBVI)