Sirāt d’Oliver Laxe : odyssée de poussière, de chair et de vibrations

CRITIQUE NOUVEAUTÉS

Yanko Nikitine-Didi

9/18/20255 min read

Oliver Laxe, réalisateur du prix du jury cannois, compare volontiers la salle de cinéma à un vaisseau spatial : il dit que les images sont si puissantes qu’elles nous rentrent dans la peau, nous traversent, nous habitent. Sirat prend cette parole au pied de la lettre. C’est un film qu’on ne peut pas simplement « aimer » ou « ne pas aimer ». Il s’agit moins d’appréciation que de ce qu’il fait à notre corps, de l’expérience qu’il inscrit en nous, comme une transe qu’on n’éteint pas.

Dès son ouverture, le film trace une ligne fragile : le passage entre paradis et enfer. Les sinuosités de la roche renvoient aux ondes sonores, qui elles-mêmes résonnent dans le récit comme un principe de mise en scène : les personnages avanceront toujours sur la brèche, au bord de la catastrophe, dans un espace où l’horreur et la libération s’entremêlent. C’est un cinéma du seuil.


Dans ce désert infini, Sirat convoque l’horizontalité des zones arides de Mad Max et de Beau Travail, où l’horizon s’étend à perte de vue, mais aussi la verticalité du Salaire de la peur : cette peur constante de la chute, du convoi qui menace de glisser à chaque instant. Tous ces films ont en commun la présence de la mort. Mais Sirat en est l’aboutissement : jamais cette peur n’avait résonné avec une telle intensité. Les explosions, la poussière, la nuit se vident de la fête pour n’être plus que striée de phares perdus dessinant une expérience de la finitude. Les corps heurtent le sol, tombent, chutent dans l’intimité comme Beau Travail de Claire Denis, où les pieds martelaient déjà la terre.


Le film ne cherche pas à ménager le spectateur. Il est ambigu parce qu’il assume de montrer frontalement la mort. Cette brutalité fait surgir une question morale : jusqu’où un cinéaste peut-il aller ? N’y a-t-il pas là une réminiscence du travelling de Kapo (Gillo Pontecorvo), ce plan accusé d’« abjection » par Jacques Rivette dans les Cahiers du cinéma ? Peut-être. Mais Sirat choisit de s’exposer à cette zone de danger, d’interroger les limites de l’image, et de rappeler par là une filiation avec le Nouvel Hollywood, qui voulait briser la morale des représentations (ce qu’il a amplement réussi).


La forme épouse alors celle de la musique techno. Le film se construit sur un même temps long, avec des variations infimes, des virages soudains, des drops qui relancent le mouvement amorcé. La dramaturgie est faite de virages, de retours, d’éruptions. Et surtout, il filme la vibration. Vibration des basses, matérialisées par une scène fascinante où une teufeuse montre à Sergi Lopez, réticent, les variations de la membrane d’un caisson. Ce qui était jusque-là une transcendance sonore, mystique, devient visible et concrète. Le spectateur accède à sa matérialisation. Vibration des moteurs aussi, vibration des vapeurs chauffées par le soleil, vibration jusque dans les silences qui tremblent, jamais vraiment silencieux sur cette route des sables. Oliver Laxe réussit quelque chose d’unique : incarner physiquement une musique dans le cadre. Kubrick l’avait fait avant lui avec la musique classique - Laxe s’inscrit dans la même lignée.


Pourtant, passé son introduction, le film s’aplatit quelque peu. La mise en scène se fait plus monotone, presque lassive. On se demande où le film veut en venir, que prépare-t-il. Il faut accepter cette stagnation, patienter jusqu’à la détonation, jusqu’à la chute du récit, où tout bascule. Ce moment, sidérant, réoriente le film et installe de grands blocs de durée. Tout se dilate alors dans un temps autre, comme si l’apesanteur, déjà présente dans la danse du désert à perte de vue, atteignait son apogée.


Il y a, au cœur de Sirat, une politique de l’image. Laxe filme avec dignité les marginaux, les blessés, les mutilés, ceux qu’on appelle vulgairement « punks à chiens », en les inscrivant dans une tradition de lutte et d’émancipation. Il en fait des figures attachantes, uniques, alors même qu’on ignore presque tout de leur passé. Ce geste est profondément progressiste : montrer des corps défavorisés, qui montrent à cœur ouvert leurs plaies intérieures, qui ne tiennent debout que par la danse, et que l’État veut malgré tout supprimer, comme tout l’amour qu’ils ont déjà perdu, c’est affirmer que la liberté se joue là. À travers eux, Laxe parle aussi des migrations clandestines, de ces flux invisibles qu’il rend visibles, jusqu’à ce train final où les visages sublimes et sereins s’imposent comme une procession d’humanité. On ne sait pas si ce train est une libération ou une déportation : enfer ou paradis, la question demeure. Mais Sirat est certainement un film anti-guerre qui, en ne filmant jamais directement la guerre, en restitue le poids diffus, la peur sourde, l’ombre qui pèse sur chaque instant de vie.


Et puis, il y a Sergi Lopez. Déjà présent dans Pacifiction, il surgit ici au milieu d’une rave, hagard, impossible à saisir. Impossible, aussi, de ne pas penser à Benoît Magimel dans le film de Serra : deux acteurs identifiés, souvent secondaires, soudain aspirés dans un espace-temps brumeux, fascinant. Lopez devient un relais, le témoin d’un monde qui le dépasse comme beaucoup de choses dans l’existence, mais pour lequel il n’a pas le moindre mépris.


L’influence de Kiarostami est évidente lorsque le film s’installe : il reprend trait pour trait certains cadrages dans la voiture, déjà vus dans Le Goût de la cerise ou Et la vie continue. Et ce par conscience du réel et par désir de vérité. Comme Kiarostami, il fait le pari que la fiction peut toucher au plus près, voir effleurer le réel, la vision que l’on se fait du monde avec nos yeux.


On ressort de Sirat subjugué ou énervé, cela dépend du public, mais forcément épuisé. Car dans le confort velours d’une salle de cinéma, personne n’est habitués à une telle illustration de la transe, du jusqu’au-boutisme, de l’excès dans toute sa folie, dans toute sa catharsis. C’est une œuvre à la fois euphorisante et déprimante, une fuite en avant rattrapée par la mort, une ode au présent tel qu’il surgit, urgent, incandescent, alors que la planète brûle.


Laxe disait qu’avec ce film, il avait appris à un tout petit peu mieux se connaître : qu’il était rêveur, qu’il aimait rire, pleurer, mais surtout danser sans s’arrêter, jusqu’à la fin du monde. Peut-être est-ce là le secret de Sirat : un film qui ne cesse de nous rappeler la fragilité de notre passage sur terre. Que la vie, entre paradis et enfer, est toujours suspendue à un fil, et qu’il faut la vivre dans son intensité brûlante avant qu’elle ne s’éteigne.

Yanko Nikitine-Didi