Le Garçon et le Héron : lettre ouverte d’un philosophe nihiliste désabusé

CRITIQUE ANCIENS FILMS

Thomas Cordet

10/31/20244 min read

Nous sommes en décembre 2022 et l’annonce est tombée : le père du Studio Ghibli Hayao Miyazaki met fin à sa retraite bien méritée 10 ans après Le Vent se lève, son ultime testament. Pourquoi ? De frustration peut-être, ou de revanche sur son fils après l’échec cuisant d’Aya et la Sorcière. Mais par-dessus tout, pour nous poser une question : “comment vivez-vous ?”


Cette question, c’est le titre du film au Japon (“Kimi tachi wa dô ikiru ka”), mais aussi le titre provisoire annoncé par les médias français en cette fin d’année 2022. Une bonne raison pour les fans du monde entier de faire monter l’anticipation en spéculant sur ce que le Maître de l’animation japonaise pouvait bien avoir derrière la tête. Mais étrangement, pour la première fois, personne n’avait le moindre indice à analyser. Et pour cause : dans un contexte de frénésie hollywoodienne alors que les films de la phase 4 de Marvel font fureur au box-office, de l’autre côté du Pacifique, le Studio Ghibli annonce, comme un pied-de-nez interplanétaire, que le nouveau film d’Hayao Miyazaki ne connaîtra aucune campagne publicitaire pour sa sortie au Japon. Pas de bande-annonce, pas d’affiche, rien. Seule une question : comment vivons-nous ?




Évidemment, les visionnaires Toshio Suzuki et Yoshiaki Nishimura ont eu raison, le film survole la concurrence. Les premiers retours apparaissent sur le Web, et un autre constat frappe les premiers chanceux : Le Garçon et le Héron est extrêmement difficile d’accès. Jamais un film du studio Ghibli n’avait laissé autant de gens perplexes. Il y a d’habitude au moins un premier niveau de compréhension chez les spectateurs de tous âges, une structure narrative, un point A et un point B, l’humain, l’amour, la nature, etc. Mais cette fois, l’incompréhension règne à la sortie des salles obscures. Comment Miyazaki, dont les histoires ont inspiré petits et grands à rêver et reconsidérer leur perception du monde, est parvenu à sortir aussi loin des sentiers battus pour créer une expérience cinématographique laissant derrière elle tant de questions sans réponses ?


Après 50 ans de carrière et 10 ans de retraite, le Maître n’a définitivement pas perdu l’étincelle. Même si Le Vent se lève aurait volontiers servi de conclusion parfaite à sa filmographie, l’ultime métaphore de ses créations, troquant ses machines volantes fantastiques pour le métal, l’essence et les ingénieurs qui l’ont inspiré, Le Garçon et le Héron est impossible à ne pas considérer comme l’adieu final d’un artiste fatigué en quête de son héritage.


Après la mort de sa mère, Mahito, le personnage principal, est résigné, insensible, déterminé. L’atmosphère du film est silencieuse, suspendue, comme un rêve inquiétant. Et puis, l’odyssée surréaliste de Mahito commence en pénétrant dans un monde parallèle, comme un miroir sur notre société. Dès lors, les règles du temps et de l’espace ne s’appliquent plus ; tout n’est qu’onirisme et symbolisme. Miyazaki donne une forme à l'immatériel en façonnant ce dédale spirituel, perdu entre ciel et mer, entre ici et l’au-delà. On y retrouve des échos de Satoshi Kon, forcément, mais aussi un sentiment de poésie et d’instantanéité rappelant un certain Miroir de Tarkovski. Les visuels à couper le souffle s'enchaînent comme une fresque de hiéroglyphes que l’on s’efforce de déchiffrer. La tour, le Héron, le grand-oncle, les Warawara, les perruches, la salle d'accouchement, la pierre… Comment interpréter toutes ces énigmes métaphoriques ?


Malheureusement pour les cartésiens, même le réalisateur n’a pas la réponse. Ce ne sont que des portes ouvertes, des questions en suspens. Le Garçon et le Héron demande avant tout d’ouvrir son cœur, d’intérioriser et d’interpréter personnellement son messageDans un mélange de genres et d’influences à la fois lynchiennes et autobiographiques, Hayao Miyazaki nous questionne sur notre mode de vie destructeur, sur la vanité de la création artistique, critiquant plus que jamais sa propre œuvre dans une démarche de déstructuration totale. Comment trouver la force de se battre quand tout s’effondre devant nos yeux ? Comment se relever après des décennies d’échecs ? Comment vivre face au chaos, aux traumatismes, à la léthargie de la vieillesse, à la mort ? Comment vivre ?





C’est cet existentialisme doux-amer qui transparaît tout au long du film, où la beauté de nos rêves se mêle à la laideur du monde réel. Profond nihiliste et éternel insatisfait, Miyazaki ne pouvait pas nous quitter sans évaluer une dernière fois l’ampleur de son propre échec : son travail n’a rien changé. Ainsi, il ne nous reste plus qu’à continuer à nous demander comment nous vivons, si possible heureux, sinon sans regrets, ou en tout cas moins qu’Hayao Miyazaki, mais ça ce n’est pas vraiment compliqué. Si l'œuvre de ce grand homme n’a pas réussi à le satisfaire, elle nous donne au moins les outils pour réfléchir à la nôtre, et construire notre propre tour.

Thomas Cordet

Le Garçon et le Héron” © Ghibli

Le Garçon et le Héron” © Ghibli

Affiche “Le Garçon et le Héron”, Allociné