L'amour Ouf; Chasse le naturel et il ne reviendra pas.. de Gilles Lellouche
CRITIQUE NOUVEAUTÉS
Thomas Lignereux Ocana
11/1/20243 min read
Que peut-il advenir du cinéma quand on y soustrait sa matière première, la ressource primordiale à
sa richesse. Qu'en est-il du réel dans L'amour Ouf de Gilles LELLOUCHE ? Est-il incarné d'une
façon ou d'une autre ? D'où ce film peut-il tirer sa vitalité ?
Les personnes révulsées par le réel au cinéma, par sa profonde trivialité seront ravis ici, puisqu'à
aucun moment il ne s'agit d'être un quelconque reflet du monde; il n'y a là que la convocation d'un
entre-soi cinématographique, d'une abondance de référentiel éculé, sans cesse reconduit dans
l'audiovisuel mainstream, dans un empilement capitaliste d'idées clipesques vides de sens et surtout
dénuées de vie. Se déploie, avec un grand savoir-faire technique, l'esthétique des pires produits de
consommation, nourrie des usuels poncifs américanisant (digne de certaines entreprises cyniques et
mercantiles tel Stranger Things), pour y dépeindre une France et une jeunesse, hors du temps et de
l'espace.
En effet, le temps n'existe pas, son ressenti non plus, les personnages vieillissent et grandissent par
construction scénaristique, mais l'appréhension de ce temps au sein d'un espace, comme vecteur
d'instants de vie, de dilatation du réel est totalement évincée au profit d'une course à l'information,
où se chevauchent de manière effrénée, telle une publicité, des idées plastiques.
Si l'on peut identifier quelques lieux, l'espace n'est qu'abstraction et un support de cette saturation
visuelle. Dévitalisé, l'espace devient impersonnel tant il sert seulement, par la frénésie du cadrage,
du montage et de la musique, à iconiser l'image et les personnages comme purs objets de cinéma.
Le même sort est réservé à l'espace de la cité, qui n’existe que pour ses spécificités plastiques et
topographiques. L'usine, elle, semble être un élément matriciel du film, tout comme la condition
prolétarienne d'une partie des personnages, puisque celui-ci s'ouvre et se finit sur une vue aérienne
stylisée du lieu. Or, l'usine n'aurait pu être qu'un simple décor de carton pâte qu'elle en serait tout
autant incarnée. N'étant jamais que son propre reflet architectural, l'objet impressionne par son
gigantisme et son abondance de matière, mais n'existe pas, aucun point de vue n'est exprimé à son
égard; que cela impose-t-il de filmer une usine, que se passe-t-il à l'intérieur, comment s'organise le
travail, qui sont ses ouvriers, comment interagissent-ils entre eux ? Tout ce qu'il reste est un
décorum fascisant, où le travailleur est réduit à la figure éminemment désuète et clicheteuse du
bourru gueulard et tout de même un peu alcoolique. Dans cette dimension pseudo socialisante,
Lellouche tente faussement de donner un sens politique à Clotaire, en l'espace d'une scène
seulement, lors de son discours d'embrigadement, non sans retirer au personnage un cynisme
manipulateur d'orateur: la condition prolétarienne lui importe peu tant que cela lui sert à flatter les
masses, ici les gens de son quartier. Le récit de son père, ouvrier stakhanoviste, miséreux, mourant
jeune et victime de ses déboires, ne plaît qu'en tant que récit sensationnel et démagogique, mais les
conditions matérielles de cette vie, de cette «survie», comme le dit si bien Clotaire, n'intéresse pas,
puisqu'il faut l'aseptiser, et faire, par extension, de l'usine une carte postale de la précarité. L'ouvrier
devenu figure de cinéma au même titre que le cowboy ou le vampire ne sert donc qu'à produire un
narratif stéréotypé et fallacieux qui n'y puise jamais les causes ou explications matérielles de son
existence.
Il ne semble alors subsister que l'aliénation capitaliste d'un régime d'images cherchant presque à
occire le cinéma pour imposer son diktat du flux incessant.
Thomas Lignereux Ocana





