Herman Slobbe, écouter le monde

CRITIQUE ANCIENS FILMS

Elouan Chovet

4/17/20253 min read

Après avoir filmé L’enfant Aveugle(1966), documentaire sur un groupe d’enfants aveugles. Johan Van Der Keuken n’est pas satisfait, il souhaite montrer l’aveugle en tant qu’individu et non en groupe. De plus, la personnalité d’Herman Slobbe, un des enfants du film de 1966 lui reste en tête. Il décide deux ans plus tard de filmer Herman dans son quotidien.

Grand amateur de free jazz, il tire de cette musique libérée des analogies profondes avec la mise en scène. Et comme une improvisation qui s’envole et s’éloigne de la grille d’accords, le cinéma du réalisateur néerlandais se scinde à plusieurs niveaux. Van Der Keuken ne le sait pas encore mais il vient d’ouvrir un nouveau sentier de mise en scène.

Van Der Keuken, dans une entrevue avec Serge Daney, exprime l’impossibilité du cinéma à filmer et à retranscrire le réel. Il remarque que tout est fiction, et affirme que les documentaires appartiennent de manière ontologique à la fiction. Pour le cinéaste néerlandais, filmer c’est avoir une rencontre éphémère avec le réel, mais il y a une disruption matérielle entre le film et la réalité dans la mesure où ce qui est filmé continue d’exister en dehors du film. Ce qui se passe dans la « fiction » ne peut pas résoudre les problèmes du réel.

C’est donc avec cette volonté que Van Der Keuken construit son rapport avec l’objet filmique, il est donc logique de voir apparaître à l’intérieur de son film des scissions avec le réel. D’autant plus que le sujet est ici celui de la perception de la réalité par un enfant aveugle. L’enfant doit se construire sa réalité, il entre donc dans un rapport « foncièrement égocentrique » avec le réel.

Ainsi, Van Der Keuken monte les images quasiment indépendamment des sons, le réel n’est plu, le temps et l’espace sont fractionnés. Le cinéaste, construit son récit comme un aveugle, juxtaposant des bribes de réalités fantasmées.

Le cinéma est avant tout la juxtaposition d’images et de sons, et le cinéaste néerlandais va se servir de ce rapport pour servir son propos. Il va superposer les images de la course automobile avec les sons d’Herman imitant les voitures, ainsi, le spectateur est berné. Herman vient de recréer sa réalité en la confrontant avec l’illusion de la juxtaposition des deux éléments. Une idée remarquable qui fonde le début d’une indépendance du son face au poids historique de l’image (cinéma muet). Dans son entrevue avec Daney il remarque: « Mais le son est aussi une matière à travailler librement. Il faut trouver là aussi une tension entre ce qui, du son, appartient à l’image et ne peut être séparé de cette image, et ce qui peut être libéré de l’image pour être traité comme une matière autonome. ». Le documentariste est bien conscient qu’il est possible d’émanciper la matière sonore de l’image pour en faire une utilisation encore plus forte. C’est dans son premier documentaire qu’il explore aussi cette faculté en plongeant un enfant aveugle dans une bande son saturée par la présence des autres enfants (qui ne sont pourtant pas dans le cadre). Le son direct est presque abandonné dans toute son œuvre. Et son geste se continue pour atteindre le point de bascule ultime: dans son deuxième documentaire sur Herman, Johan Van Der Keuken propose à Herman de récupérer son micro pour animer une « fausse » émission de radio. En déambulant dans la fête foraine, le son porté par Herman, se libère de l’image. Le son n’est plus celui de l’image qu’on nous montre mais bien celui de l’image sonore fantasmée d’Herman !

Ainsi, Johan Van Der Keuken à travers son œuvre parvient à scinder le réel et la fiction, le son et l’image. Il créer une nouvelle forme de cinéma pour toucher du doigt la perception d’Herman. Le cinéaste rend ses lettres de noblesse au son et l’émancipe enfin de sa relation de boulet à l’image. Il ouvre un nouveau sentier au cinéma, celui d’une puissance folle de symbolisme et de pouvoir sensoriel.

Sources: ENTRETIEN AVEC JOHAN VAN DER KEUKEN. Cahiers du cinéma, 1978, n° 289 ; Construire le son d'un film, un jardinage en mouvement (conférence de Daniel Deshays pour l’AFSI et les étudiants de la Fémis)