Fonction fabulatrice

Close-up d'Abbas KIarostami

CRITIQUE ANCIENS FILMS

Corentin Naboulet

6/25/20253 min read

Close-up met en place un dispositif qui parvient à abolir en quelque sorte l’opposition traditionnelle entre cinéma documentaire et cinéma de fiction. Kiarostami y déplace les limites entre le vrai et le faux, ce qui semble tenir du jeu et ce qui se donne comme la réalité. Le film parvient à interroger son propre dispositif documentaire sans que Kiarostami n’en délaisse sa poésie. Le « personnage » de Hossain Sabzian est toujours filmé avec une certaine tendresse, notamment durant la séquence finale : la rencontre avec Mohsen Makhmalbaf, les larmes de Hossain Sabzian et le parcours à moto jusqu’à la maison bourgeoise.

Kiarostami alterne séquences proprement documentaires de procès et séquences de reconstitution de l’affaire dans lesquelles chaque individu concerné interprète son propre rôle. Le montage alterné de Kiarostami nous laisse présager de l’issue, relativement heureuse du procès. Pourtant, je pense que la fin est moins douce qu’amère car les conditions d’existence de Hossain Sabzian ne changent pas. Il est issu d’un milieu populaire, divorcé et au chômage. Il est en quelque sorte dépossédé de la reconnaissance de son existence, et il doit revêtir un masque pour qu’autrui le considère d’égal à égal. Plus particulièrement, c’est sous le masque d’un réalisateur de cinéma que son existence est reconnue et appréciée. Le cinéma s’immisce ici comme un pont culturel entre les classes populaires et la bourgeoisie : tous connaissent le grand réalisateur iranien Mohsen Makhmalbaf.

Hossain Sabzian n’est pourtant pas le seul à jouer un rôle. En effet, la famille bourgeoise, par le faste de l’accueil et l’engouement pour le projet cinématographique supposé, se met en position de quasi-mécène. La mission est double : elle se met à la fois à disposition de l’artiste au nom d’une « cause d’art » qui la dépasse tout en envisageant un gain de capital symbolique. La violence des rapports de classe est suspendue le temps de l’arnaque : Hossain Sabzian parvient à inverser ce rapport par la reconnaissance symbolique qui lui est vouée tandis que la famille bourgeoise se plie assez naïvement à l’illusion.

Durant le procès, on ne sait jamais vraiment si Hossain Sabzian interprète un rôle une nouvelle fois ou parle avec sincérité, dans la mesure où le dispositif judiciaire et la présence de Kiarostami et de la caméra amènent les individus à se mettre en scène. Ils cherchent à contrôler leur image et à se la renvoyer. En somme, même les séquences en apparence documentaires tendent à déconstruire la frontière entre fiction et réalité. Des individus, dans la mesure où ils sont filmés, ont la possibilité de se mettre eux-mêmes en scène : non pas que la vérité naîtrait de l’oubli complet de la caméra, au contraire, laisser les individus interpréter, c’est leur donner la possibilité de se raconter, d’établir leur propre récit (une thématique que l’on retrouve par ailleurs dans d’autres films documentaires comme Portrait of Jason de Shirley Clarke (1967) ou Grey Gardens des frères Maysles (1975)).

Corentin Naboulet