Critiques courtes des films du festival de Cannes

CRITIQUES COURTES

Les festivaliers (Martin Cadot, Corentin Naboulet et Yanko Nikitine-didi)

5/18/20257 min read

SIRAT d’Olivier Laxe

Olivier Laxe signe un road movie d’une puissance rare, à la fois bouleversant et déroutant. Le film nous entraîne dans les marges, au cœur de free parties perdues dans le désert marocain, où les corps — parfois blessés, toujours en quête — dansent au bord de l’abandon.

À travers le chemin escarpé d’un homme prêt à tout pour retrouver sa fille, Laxe dessine un récit d’errance et de rédemption. Le vent, les rythmes électroniques et le silence composent une bande-son organique qui nous immerge avec une intensité saisissante.

Sa caméra, patiente et inspirée, capte avec justesse les âmes égarées, les corps fatigués, les paysages oubliés — faisant du désert un révélateur de vérité.

Dossier 137 de Dominik Moll

Pitch : Un jeune homme est blessé par un tir de Flash-Ball lors des manifestations liées au mouvement des Gilets jaunes. Stéphanie, enquêtrice à l’Inspection générale de la Police nationale, est chargée d’en déterminer les responsabilités.

Dominik Moll poursuit son exploration du film d’enquête policière et en inverse les enjeux traditionnels : ce n’est plus un Mal extérieur qu’il s’agit de neutraliser, mais une nécrose de la partie qui tend à se propager au tout. Le cinéaste pose la difficulté d’appréhender un régime de vérité dans un système métastatique et en phase terminale.

Si le récit provoque indéniablement un fort (res)sentiment à la sortie de séance, on déplorera cependant le manque de radicalité formelle - bien que le cinéaste expérimente la reconstitution documentaire via des régimes d’image différents - ainsi que les tristes retours à la ligne vis-à-vis de l’institution policière qui, sous couvert de nuance, affaiblissent sa portée politique.

Le film voudrait comme se rattraper in extremis pour ne pas froisser toute la profession policière : trop tard, le film froissera.

Corentin Naboulet

L’engloutie de Louise Hémon

Louise Hemon signe un film d’une grande maîtrise formelle. Elle filme la neige, les corps perdus dans la montagne à la fin du XXe siècle, avec une délicatesse presque sensorielle. À travers le regard d’une jeune femme qui intègre une communauté de chasseurs attachés à des principes archaïques — jusqu’à refuser de laver leurs enfants —, elle esquisse les contours d’un monde à part. Les désirs affleurent, se mêlent, troublent l’équilibre. L’amour pourrait-il faire disparaître les corps ? Dans ce récit aux accents de conte, Aimée semble traversée par d’étranges pouvoirs. Tout passe par les gestes, les bouches, les regards. Une œuvre envoûtante, portée par une image et un travail sonore d’une beauté saisissante. Une révélation de la Quinzaine. Par Martin Cadot

La Ola de Sebastián Lelio

Si La Ola ne révolutionne pas formellement le genre de la comédie musicale, il s’empare avec force d’un sujet brûlant d’actualité : le féminisme. Au cœur d’un mouvement mené par un groupe d’étudiantes au Chili, le film aborde sans détour des thématiques essentielles — le consentement, le viol, les mécanismes de domination — en les liant à une réflexion collective portée par la jeunesse. À mi-parcours, un basculement s’opère : la mise en scène s’interroge elle-même, notamment sur la légitimité d’un homme à réaliser un film sur ces luttes. La caméra se fait légère, presque flottante, pour suivre une héroïne à la fois engagée et vulnérable. Les chorégraphies, bien que parfois attendues, offrent de beaux moments de grâce et d’invention. Un film qui interpelle, plus par la puissance de son propos que par son audace formelle, et qui nous renvoie à notre propre responsabilité de spectateur·ice face à ces enjeux. Par Martin Cadot

La Grande Arche de Stéphane Demoustier

La radicalité d’un homme, poussée jusqu’à l’obsession. Otto ne laisse rien aux autres — ni place, ni espace d’imaginaire, ni possibilité d’alternative. Il se consacre corps et âme à la réalisation de ce qu’il nomme le « cube » de La Défense, un projet pharaonique porté par plusieurs milliards d’euros et l’obsession d’une vie. Aucun compromis n’est envisageable : Otto est un homme de hiérarchie, de contrôle, parfois difficilement supportable. Il nous apparaît souvent antipathique, voire insupportable. Pourtant, il y a quelque chose de fascinant à observer un homme aller au bout de sa vision, quitte à s’y perdre. La mise en scène, soignée et rigoureuse, épouse cette rigueur sans jamais totalement l’amplifier. Et puis, la fin, presque inattendue, glisse un frisson, une forme de tendresse ténue pour cet homme entier, habité, enfermé dans sa propre œuvre.

Resurrection de Bi Gan

La première moitié du film déroute par son ésotérisme appuyé, son absence de compréhensibilité et une démonstration formelle qui frôle l’exercice dans toute sa vanité. On a le sentiment d’assister à un déploiement de symboles et de motifs creux, dont la rigidité narrative et la platitude visuelle laissent penser le recours à une intelligence artificielle générative. Mais lorsque le film opère un nouveau basculement temporel – le troisième –, et que le récit se recentre sur l’enfance, Resurrection s’élève soudain avec une ampleur saisissante. À partir de là, l’œuvre ne cesse de gagner en intensité, en émotion, en beauté. Bi Gan retrouve alors ce qui fait la singularité de son cinéma : cette capacité rare à faire du plan un passage, à filmer l’invisible, les strates du souvenir, du rêve et de la mort. Le long plan-séquence de 25 minutes qui structure cette seconde partie compte sans doute parmi les propositions les plus impressionnantes jamais vues : un pur moment de vertige formel et sensoriel, de fascination où la caméra semble suivre tel un fantôme une dernière errance avant la présupposée fin du monde. Resurrection touche alors à la grâce. Ainsi, en flirtant d’abord avec la médiocrité, Bi Gan semble mieux en révéler l’envers, et réussit une volte-face audacieuse : faire surgir la beauté là où elle paraissait absente. Une séance inoubliable qui fera s’éveiller les foules lors de sa sortie nationale. Par Yanko Nikitine-Didi

Magellan de Lav Diaz par Corentin Naboulet

Lav Diaz peint durant près de trois heures une fresque de la domination et de la violence coloniale à travers le personnage de l’explorateur Fernand de Magellan dont il déconstruit le mythe.
Célèbre explorateur qui a donné son nom au détroit permettant le passage de l’Ocean Atlantique à l’Océan Pacifique, le Magellan de Lav Diaz est un homme cruel qui, au nom d’une triple mission - heuristique, civilisatrice et commerciale - entend imposer son autorité sur différents environnements. Lav Diaz découpe ainsi un triple environnement : Lisbonne, la caravelle et les terres nouvelles (Malacca, île de Mactan).
Gael Garcia Bernal habille la posture d’un Magellan qui tente d’affirmer son omnipotence par l’invasion latente de la violence dans le cadre : exécution arbitraire d’hommes accusés de mutinerie ou découverts en pleins ébats homosexuels, abandon d’un prêtre évangéliste refusant de dénoncer les mutins présumés, viol de femmes indigènes, etc.
Le film débute par un long plan fixe sur une jeune indigène surprise, et même horrifiée, par l’apparition d’un conquistador hors-champ : ou bien la caméra, ou bien le spectateur semble incarner cette créature monstrueuse, imposant la toute-puissance de son regard sur le corps nu et vulnérable de la jeune indigène. Or, le regard que porte le cinéaste philippin sur ces environnements semble contrarier celui du navigateur. Tandis que peu de séquences se déroulent à Lisbonne (environnement familier pour l’explorateur), Lav Diaz choisit d’ouvrir bien plus son cadre aux territoires présumés inconnus (la mer et les terres nouvelles).
Le cadre très ouvert (série de plans d’ensemble très composés) et la durée relativement longue des plans permettent une mise à distance du cinéastes à ses sujets. Il ne les enferme pas dans une forme fixe et leur laisse par là toute possibilité d’action (ou d’inaction). Il laisse le temps à ses personnages de se mouvoir et met le spectateur face à l’épreuve de la durée : Magellan ne peut tout contrôler, il finit lui-même par se perdre dans le cadre et à en subir les affres face à ceux qu’il voulait dominer. Le cadre appartient bien plus à eux qu’à lui

La petite dernière d’Hafsia Herzi par Martin Cadot

Quelle délicatesse. Hafsia Herzi signe un très beau film en mettant les femmes à l’honneur. Fatima incarne, avec une fragilité et une grandeur bouleversante, un personnage haut en couleur, toujours filmé de près, captant avec justesse chaque pensée, chaque émotion. Entre une religion qui heurte son homosexualité et son désir profond d’aimer les femmes, Fatima s’abandonne à ce désir sans jamais perdre de vue sa foi. Tout est pensé avec subtilité, notamment dans la manière dont les relations se tissent via les applications de rencontres. Le film est traversé par une grande beauté, porté par un female gaze lumineux, pour donner corps aux désirs d’une jeune musulmane en quête d’amour.

Love Me Tender d’Anna Cazenave Cambet est un film qui touche au cœur par la puissance de son sujet, douloureusement ancré dans notre époque : une mère se voit peu à peu dépossédée de son droit à élever son enfant, manipulée par son ex-mari, prêt à tout pour en obtenir la garde exclusive. Le film suit le parcours de cette femme avec justesse, magnifiquement incarnée par Vicky Krieps, dont la présence à l’écran apporte une profondeur et une humanité indéniables.
Mais si le fond émeut, la forme peine à convaincre. La mise en scène, souvent affectée, manque de souffle et s’enlise parfois dans une esthétique artificielle. Les instants de tendresse, pourtant essentiels, semblent forcés, comme figés dans un lyrisme appuyé. Les dialogues, eux, peinent à trouver leur densité. Reste la beauté fragile d’un amour maternel qui apporte au film ses plus belles fulgurances. Un film sincère, douloureux, mais inégal, qui risque de se diluer dans l’intensité du rythme cannois.
Par Martin Cadot