Critique : The Florida Project : voir la vie en rose

CRITIQUE ANCIENS FILMS

Thomas Cordet

3/28/20253 min read

Depuis une Palme d’Or en mai 2024, Sean Baker rafle toutes les récompenses avec sa dernière épopée humaine et spontanée, Anora. Et si nous revenions 7 ans en arrière pour se pencher sur ce qui fait vraiment le cinéma du réalisateur ?


Plantons le décor : dans la chaleur et l’humidité estivale en pleine banlieue d’Orlando, des enfants jouent à cracher le plus loin possible depuis un balcon, et accessoirement, sur la voiture de la dame d’en bas. Face à cette vilaine bêtise, les parents débarquent : beaucoup sont seuls à élever leurs enfants dans cette communauté de bord de route. Chacun fait la leçon à sa propre manière, puis le nettoyage de la voiture se transforme en un nouveau jeu pour la bande de copains. Le soleil se couche, tout le monde retourne dans son motel, la vie continue.


C’est ce que l’on verra pendant la grande majorité du film : la vie des enfants se mêle à celle adultes, souvent pour entraver leur tranquillité, très souvent pour tester les limites en bons gosses de 6 ans, mais sans jamais interférer réellement. Les parents locataires du motel travaillent probablement tous dans la zone commerciale environnante, à l’image d’Ashley, serveuse au diner le plus proche. Beaucoup peinent à payer leur loyer mais n’ont nulle part où aller : c’est un véritable portrait de la pauvreté américaine, celle que le système souhaite mettre sous le tapis. Crise du logement, frais de santé exorbitants, déclassement social... Voilà le sens de dépeindre cette communauté à travers le regard d’enfants : on ferme les yeux sur ce monde en décrépitude.

Copyright 2017 PROKINO Filmverleih GmbH

La caméra joue un double objectif dans The Florida Project. Elle peint deux tableaux : celui de l’innocence d’abord, en nous plongeant à hauteur d’enfant dans les jeux, les bêtises et les questionnements qu’on a tous vécu dans la cour de récré - sauf que leur cour de récré à eux, c’est toute la ville de Kissimmee en banlieue de Disney World. Mais en parallèle, c’est bien un monde trop grand pour ces enfants que Sean Baker documente. C’est le deuxième tableau du film, la mise en perspective. Ce tableau est d’ailleurs le plus pictural des deux, littéralement : des plans larges au 35mm placent les enfants dans le tiers inférieur du cadre, le décor les englobe et crée une véritable peinture moderne, opposant l’industrialisation et la libéralisation de la société américaine d’un côté, et l’insouciance de l’enfance de l’autre.


Le meilleur exemple : Moonee, Scooty et leur nouvelle amie Jancey marchent le long de la route pour aller manger une glace. Leur périple est filmé de profil en une série de plusieurs plans fixes très large qu’ils traversent de gauche à droite. Pas de musique, seuls le bruit des voitures et leurs conversations enfantines. Tout est là : ces enfants traversent un monde d’adulte en ligne droite, sans se soucier une seule seconde de la signification de ce qu’ils croisent. Ils passent à travers les mailles de la misère sociale de leurs parents armés d’une seule volonté : celle de manger une glace ! Mais avec quel argent ? Pas grave, on demandera à des gens en arrivant !

Copyright 2017 PROKINO Filmverleih GmbH

Grandiose dans son rôle, Willem Dafoe alias Bobby tient la baraque, rénove tant bien que mal son idyllique Magic Castle, prend soin de ses locataires... mais peine lui aussi à sauver gens de la perdition. L’irresponsabilité de Halley, mère adoptive de Moonee, ne fait que précipiter le déclin inévitable. L’enfance est le seul refuge.


Sean Baker, c’est ça : la défaillance américaine vue par celles et ceux qu’on ne regarde pas. The Florida Project est solaire et touchant, Red Rocket va encore plus loin dans la survie nécessaire des rejets de la société au purgatoire, tandis qu’Anora quitte le calme rustique de la campagne pour une hyperactivité urbaine à la Uncut Gems. Un parcours admirable pour un réalisateur solidement connecté à la réalité, affirmant et enrichissant son style si caractéristique à chaque nouvelle œuvre.


Thomas Cordet