Critique : Tardes de soledad : Mélancolie meurtrière et Solitude masculine

CRITIQUE NOUVEAUTÉS

Thomas Lignereux Ocana

4/15/20254 min read

De quelle nature est cette violence, celle du matador abattant de sang-froid la bête qui lui fait face depuis déjà de longs instants ? Elle est évidemment ostentatoire. Mais, est-ce le geste de tuer ou bien la cruauté emplissant ce geste qui définit la nature de cette violence ?

Finalement, hors du cadre spectaculairement spectaculaire de «l’événement corrida», n'y-a-t-il pas plus de torture et de mépris dans un abattoir ou même dans divers élevages intensifs ? Ce qui définit, je crois, cette violence n'est donc pas l'acte ponctuel en soi, mais plus son itération quotidienne.

Cette boucle presque infinie dans laquelle nous plonge Albert Serra semble avoir pour but de démystifier le réel, qui, aussi tangible qu'il puisse être, rend monstre le quotidien – hors norme, certes –.


Le dispositif de Serra induit une décontextualisation de l'habitacle qu'est l'arène, donnant ça et là l'impression au taureau d'être cerné par quatre ou cinq curieux et parfois par des dizaines de milliers de spectateurs faisant retentir leur excitation.

Là où la tauromachie est une banalité pour le torero, elle s'infiltre alors spectaculairement chez le spectateur moyen, exalté par ce divertissement quasi cathartique.

Toutefois, par sa mise en scène, Serra tend à mettre une importante distinction entre le spectateur de cinéma et celui de l'arène. Ce dernier voit tout d'une vue d'ensemble, globalement assez lointaine, mais est entouré d'intéressés galvanisés tout comme lui: l'entrain collectif engendre la confiance et décuple l'exaltation.

Le spectateur de cinéma, lui, se retrouve alors entouré, mais bien seul dans sa bulle d'obscurité face aux images qui lui sont imposées. Et alors, sans l'engagement physique, il se retrouve pris au piège, tantôt dans la peau du torero, tantôt dans le cuir du taureau. La manière dont Serra se saisit de cette danse macabre, sans accorder aucun répit au spectateur, procure même par moments une sensation d'épuisement, de notre regard mais aussi de l'esprit face à ce rituel semblant interminable.

Notre regard peut difficilement se perdre dans l'image et en outre, très peu de repères nous raccrochent à une réalité sensible, nous rappellent que nous sommes bien au milieu d'un spectacle, barrières et autres fragments de l'arène n'étant que rarement filmés; barrières ne menant d'ailleurs pas à un extérieur mais constituent seulement un modeste conciliabule isolé et une petite structure rougeâtre de protection et d'attente. Parce que si le spectateur de l'arène voit, il peut très difficilement entendre.


Justement, ce qui se joue à l'échelle sonore est parfois plus déterminant que l'image même. En somme, dans le rapport à la quotidienneté de ces toreros, le son est sans doute le vecteur essentiel de cet ancrage et de ce sentiment tangible de réel, et non pas de «surnaturel». La trivialité, souvent même vulgarité, avec laquelle s'expriment tous ces hommes dénote de comportements coutumiers. C'est alors que le quotidien déborde, convoque le hors-champ, et les ramène inlassablement à leur statut de torero. Toute cette construction quasi carcérale débouche naturellement sur cette solitude éponyme. Celle du matador mais aussi du taureau. Chaque inspiration, expiration, tout est saisi et rien ne s'échappe du cadre. Le temps ralentit, est en suspend, puis se déchaîne un court instant, imprévisible, comme l'animal, qui, acculé, lutte en vain alors que les toreros le tourmentent.


Il n'y a donc pas un seul instant où l'idée de tension est absente. Cela même lors des moments de calme après la tempête, où Roca, le matador, quitte l'arène en van ou bien encore dans sa chambre d'hôtel. Là où la tension n'induit pas de risques stricto sensu, on peut entrevoir les répercussions physiques et mentales des risques encourus précédemment ou qui vont advenir d'ici quelques heures dans l'arène. Si la débauche graphique de la corrida peut évacuer la part purement psychique, ces différentes séquences justement renforcent l'humanité des différents protagonistes, ôtés de leur parure d'impitoyables bourreaux.

Et, lorsque toute tension semble être délaissée, le réel appose de nouveau sa chape de plomb dans le plus banal des espaces, là encore confiné, la voiture, toujours sous le visage placide de Roca.


Ce quotidien tant chéris mais éreintant porte en son sein une dimension sacrée considérable faisant de ces matadors des êtres considérés comme «surhumains». Cette vie là est donc perpétuellement soumise à la chance, prompte à vaciller à n'importe quel instant. C'est de cette instabilité que vient s'extraire la sacralisation, joignant même parfois une érotisation de la tauromachie. Ainsi, Serra s'attelle à peindre de véritables tableaux mouvants, où chaque mouvement capturé par la caméra devient vecteur de sensualité. Il n'esthétise pas tant la violence que cette violence est déjà intrinsèquement esthétique.

Toute tentative ou tout acte prend donc la valeur de la fugacité, en devient sacré, puisque pouvant être annihilé dans la seconde suivante par le taureau.

Alors dans tout cet entre-soi masculin, voire masculiniste, se démarque une profonde sensualité féminine notamment par le biais des corps des toréadors (surtout Roca). Cela mue même en des rapports quasi homo-érotiques, où ces hommes, aux tenues très moulantes, ne cessent de se complimenter et s'admirer, se complaisant presque dans la flagornerie.

Dans cette valse, où les postures précieuses s'enchaînent pour faire spectacle, le matador semble entrer dans un état quasi transcendantal, où la mise à mort du taureau pourrait en être l'acmé. Prennent-ils tous un plaisir barbare dans cette mise à mort ou y-voient-ils justement une prolongation de tout ce protocole hiératique, sacralisant chaque gracieux mouvement ?

Finalement n'ont-t-ils pas un plaisir sensuel, presque érectile, à voir ce rituel de chair effréné se terminer – laborieusement mais glorieusement – avec la victoire du héros ?


Tardes de Soledad n'a de cesse de stimuler le travail imaginatif du spectateur de cinéma tout en étant des plus carcéral et radical dans son dispositif filmique, tentant par une captation brute de saisir avec justesse et précision le réel, la corrida, ce que représente cet affrontement physique, dans ses multiples couches, mais aussi ce qu'il porte de plus métaphysique et spirituel.




Thomas Lignereux Ocana