Critique : Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma
CRITIQUE NOUVEAUTÉS
Bertille Lucarain
2/23/20252 min read
Est ce que la lumière se dépose d’elle-même avec raffinement sur les formes qu’elle apprécie, ou bien le regard est-il seul l’auteur de l’harmonie des couleurs ? Chaque image dans le Portrait de la jeune fille en feu est un geste immobile, conscient, chaque plan est un tableau. Entre la mer et ses falaises, les portraits soigneux des personnages, les décors du château habités d’un âtre, de bougies, de drapés, d’objets de nature morte; l’image cinématographique arrive après et suit l’interprétation picturale, dont les reflets se font histoire de l’art en mouvement. L’écran entier joue d’ailleurs à maintes reprises le rôle d’une toile sur laquelle travaille Marianne, artiste peintre engagée par la mère d’Héloïse pour faire le portrait de cette dernière, afin de la marier à un inconnu. Tout juste retirée du couvent suite à la mort de sa soeur, cette jeune femme de la noblesse bretonne du XVIIIe siècle nourrit une profonde colère contre son destin tout tracé, alors qu’elle ne connait rien du monde, contrairement à Marianne qui sait nager, connait la musique et fume le tabac.
Il ne s’agit pas d’un portrait, mais de deux portraits qui se dessinent l’un par rapport à l’autre, se regardent, se reflètent.
Si l’esthétique de l'œuvre de Céline Sciamma est si profonde et particulière, c’est qu’elle s’efforce de traduire un cinéma par les ressorts qui caractérisent les toiles peintes. Le jeu des acteurs est singulier et réfléchi, leurs traits ne tremblent pas, les regards sont précis, comme si chacun posait. Ou plutôt chacune, car le casting est quasi exclusivement féminin. De même les paroles sont claires, concises, essentielles. Les yeux, les visages et la composition sont si intenses qu’ils rendent le temps tangible, lui donnent l’épaisseur que seuls les meilleurs films parviennent à faire naître. Et l’image donne au silence sa consistance, sans qu’il n’ait besoin d’ajouter de musique.
Mais au-delà de l’esthétique, c’est un topos entier de notre histoire culturelle - qui a inspiré tant d’artistes - que Sciamma nous propose d’interpréter dans son œuvre. En effet l’histoire d’amour entre nous deux protagonistes se présente comme une variation du mythe d’Orphée et Eurydice, dont il est littéralement plusieurs fois mention au cours du film, mais qui transparaît et s’immisce avec soin dans de nombreux interstices de l’intrigue, laissant au spectateur attentif le soin d’en dénicher l’interprétation pertinente. Ainsi la réalisatrice nous propose-t-elle une version du mythe entièrement au féminin, et c’est peut-être ce qui touche le plus dans ce long-métrage sensible : la force d’un regard de femme, intelligent et puissant, qui transperce les obstacles invisibles auxquels est confrontée la féminité, dans un portrait d’une actualité saisissante.
Bertille Lucarain





