Critique : NICKEL BOYS : Pour savoir, à travers mes yeux tu devras voir

CRITIQUE NOUVEAUTÉS

Baptiste Brocvielle

2/26/20253 min read

Apanage du cinéma de genre, la caméra subjective ou P.O.V. (“point of view”) ne dépasse que rarement ses frontières. Or Nickel Boys met en œuvre cette singulière technique de mise en scène tout au long de sa narration, et ce, afin de rénover une fonction balisée : le devoir de mémoire.


Adaptation du livre éponyme, lauréat du prix Pulitzer 2020, Nickel Boys relate la vie de deux jeunes noirs persécutés dans un centre correctionnel de rééducation des années 60. Ces établissements qui parsemaient des États-Unis en pleine ségrégation furent les théâtres de crimes racistes pendant plus d’un siècle.
Pour plonger le spectateur au cœur de cet enfer, la caméra de RaMell Ross se personnifie. Le diaphragme devient iris, la lentille devient œil. L’optique, tant pour nous que pour les protagonistes, accorde la vision. Pourtant reflets de l’âme, ce n’est qu’à travers différents jeux de miroir que nous pourrons apercevoir leurs véritables pupilles. Des yeux qui, malgré la tradition qui le proscrit, n’hésitent pas à confronter le regard du spectateur.

La caméra-œil s’attarde sur des détails, des scènes du macroscopique. Elle n’est plus invisible dans l’environnement qui nous est dépeint. A travers elle et ses plans séquences qui sont légion, le public a l’illusion d’une incidence sur l’action. La magie s’estompe lorsque, vivante, elle se détourne par honte ou par peur en dépit du voyeurisme du spectateur.

Toutes ces conséquences qu’implique la caméra subjective brisent la distance entre nous et ces deux martyrs. Nous ne sommes plus témoins de l’horreur, nous en sommes victimes. Nous sommes Elwood et Turner.


S’il n’hésite pas à repousser la forme classique du langage cinématographique dans une quête d’immersion, Nickel Boys n’embrasse pas pour autant le style documentaire. Il déploie une photographie millimétrée, avec un bokeh marqué et une esthétique stylisée qui n’est pas sans rappeler une certaine autoroute italienne devenue studio de production.
Il s’autorise même de nombreuses scènes surréalistes qui, couplées à une narration non linéaire, créent une atmosphère onirique planant au-dessus d’un récit pourtant très historique. Une histoire américaine rappelée tout au long du film par de courtes séquences d’archives, des mots de Martin Luther King jusqu’à la récente découverte du cimetière clandestin du centre ; la conquête spatiale en toile de fond.


Au sein d’un lieu où la violence est systématique, le racisme institutionnel, Nickel Boys utilise une gymnastique de symbolique afin d’en dire plus qu’il n’en montre. Il n’est pas nécessaire de filmer une séquence de torture pour en ressentir la douleur : le souffle qui s’accélère et la lumière qui se raréfie suffisent pour imaginer le pire.
Le crocodile, animal totem du long métrage, apparait au détour d’une rue ou d’un couloir. Prédateur sans pitié, il surgit et détruit. Ainsi symbole d’une nature vicieuse, il est allégorie d’un système américain légalement raciste qui referme ses mâchoires sur sa population noire.

Une lutte ethnique au sein d’un même pays. Un conflit qui prend dans Nickel Boys la forme d’un combat de boxe. Un boxeur noir contre un boxeur blanc. Les parieurs blancs spéculent tandis que les pensionnaires noirs exultent. Car l’afro-américain semble avoir le dessus. Mais de même qu’au-delà du ring, les dés sont pipés, le jeu est truqué. Il doit aller au tapis au troisième round. Se soumettre pour le bien des siens. Encore.


Baptiste Brocvielle