Critique : MATERIALISTS de Celine Song ; Mariés au premier regard

CRITIQUE NOUVEAUTÉS

Baptiste Brocvielle

6/30/20254 min read

Past Lives fut pour beaucoup l’un des séismes de l’année 2023. Un premier long-métrage touchant, nommé à l’Oscar du meilleur film. Un exploit qui n’est pas sans rappeler Jordan Peele ou Greta Gerwig. Désormais parmi ces réalisateurs propulsés par A24, Celine Song concentre l’attention quant à son prochain film qui, pour finir de l’installer dans le paysage cinématographique actuel, doit être confirmation. A l’instar de ses aînés, une seule question s’impose alors au sujet d’une carrière naissante et dont le succès s’est emparé : le prochain film sera-t-il similaire ou radicalement différent ?


Materialists s’inscrit dans la lignée de Past Lives en ce que l’amour demeure son sujet central. Néanmoins et tant mieux, la réalisatrice aborde ce thème qui lui semble cher avec une approche sensiblement différente de son précédent projet. Là où sa caméra se faisait témoin d’une tragédie moderne, impuissante face au destin, elle devient ici inquisitrice. Autrefois spectatrice des dynamiques amoureuses contemporaines, Celine désire comprendre comment elles se déshumanisent et se délitent dans une société dominée par le matérialisme. Pour ce faire, elle doit se mettre dans la peau de celle qui délaisse toute spontanéité vis-à-vis de l’amour, dont le métier même consiste à analyser, calculer et déduire une comptabilité entre individus. Son nom est Lucy et elle est entremetteuse en plein cœur de Manhattan.


Ainsi va débuter notre plongée dans ce monde du « dating ». Les critères tous plus précis s’enchainent, façon liste de courses : entre 27 et 29 ans, 360 000 dollars par an, 1m85 minimum, une belle ligne de cheveux et un corps en forme. Quand toutes les cases ne sont pas cochées, il faut faire face à l’échec, répéter les mêmes mots à son client pour le rassurer : « On va trouver l’amour de votre vie, j’en suis persuadée ».

« L’amour de votre vie », une formule déphasée quand tout ce qui la précède n’est que chiffres et instructions. Mais c’est bien de cette façon que la businesswoman perçoit les relations dont elle est l’artisane. « Ce ne sont que des maths » : un échange de valeurs ;
le mariage un investissement et l’attirance une équation. Elle est donc loin d’être déstabilisée lorsque son voisin de tablée à un mariage travaille dans les private-equity. Leur logique est similaire. Interrogée sur sa vie personnelle, elle qui s’immisce dans celle des autres, elle insiste : le véritable amour n’a rien à voir avec les rencontres qu’elle orchestre. Lui est fluide, naturel, inévitable. En effet, le serveur lui apporte sa boisson préférée avant même qu’elle ne l’ait demandée : c’est son ex.


Cette dualité structure dès lors le récit. Le triangle amoureux encadre Lucy, tiraillée entre ces deux hommes qu’elle aime pour des raisons différentes, mais dont l’une d’elles surplombe : l’argent. Le titre du métrage le trahit, l’argent irrigue toutes les interactions sociales de cette bourgeoisie new-yorkaise. « On s’aime mais on est pauvres » avait-elle lancé à ce désormais serveur avant de rompre. La cinéaste interroge les rapports entre attachement et capital, comment ce dernier peut colmater l’autre, ou au contraire l’éroder. Elle s’amuse alors à juxtaposer appartement à 12 millions de dollars et colocation insalubre à quatre.

Car aujourd’hui, l’argent ne se limite plus à embellir un cadre de vie - il modifie les corps. Face à l’inflation des critères physiques, le célibataire fortuné peut se tourner vers la chirurgie : refaire son nez, ses seins, se greffer des cheveux voire même rallonger ses jambes. Une modulation de nos attributs physiques qui influe sur les perceptions, et par ricochet sur les liens affectifs. Une forme de transhumanisme mais dont la finalité serait l’alignement sur un idéal corporel sexué, façonné par les normes. La standardisation industrielle de la beauté.

C’est l’épicentre des maux d’une société ultra compétitive et connectée : le regard des autres. La comparaison est devenue omniprésente à travers les réseaux sociaux qui se font vitrine des réussites de chacun. L’échec n’est plus permis, chaque pan de notre vie doit faire l’objet d’une mûre réflexion quant au gain qu’il engendre, le retour sur investissement qu’il promet. Une logique de rendement s’installe et l’amour n’y échappe pas. Un mariage, célébration ultime de l’engagement, se révèle finalement, dans les tréfonds de l’esprit et du cœur, mu par une démarche foncièrement malsaine, sadique. « Ma sœur le regarde avec tant d’admiration, je la sais jalouse » - une passion vécue par procuration, comme un spectacle social. L’oubli de soi au service du désir des autres.


Une vision pessimiste en somme que Celine parvient à tempérer en revenant par moment à ce qui compte réellement : l’indicible du cœur. Le sentiment amoureux dans tout ce qu’il a d’inexplicable et d’inébranlable malgré les profondes mutations sociétales qui l’entoure. Une émotion transmise par la douceur qui caractérise sa mise en scène. Affirmant sa capacité à filmer les dialogues, de longs plans sur les visages pour ne rien perdre de ce que les mots n’avouent pas. L’occasion pour des acteurs convaincants de s’exprimer (opportunité rare pour certains).

Si Materialists n’atteint pas la grâce de Past Lives, sa pertinence réside dans sa dissection de notre rapport à l’autre dans le monde extrêmement codifié qu’est le nôtre. De même que Lucy, nous prenons conscience de l’absurdité dans laquelle il est facile de s’enfermer à force de projeter notre désir d’amour et de reconnaissance sur autrui. L’Homme est un animal social, et Celine Song se passionne pour les transformations que connait cet instinct lorsque propulsé dans un milieu ultramoderne. L’amour contemporain en tant que matrice de son cinéma, l’œuvre de la réalisatrice se déploie.


Baptiste Brocvielle