Critique : L’Intendant Sansho (1954) de Kenji Mizoguchi

CRITIQUE ANCIENS FILMS

Elouan Chovet

11/11/20244 min read

Kenji Mizoguchi, au terme de sa carrière, est enfin libre. Profondément marxiste, défenseur des opprimés, cinéaste de la condition humaine, Mizoguchi se prépare pour livrer son film le plus politique lorsque saute enfin la censure avec la capitulation américaine. Adapté d’une nouvelle de Mori Ogai, caché sous ses allures de jidai-geki et de drame, il se révèle comme une fable humaniste sur la morale.

Un jour, le quotidien de la famille de Zushio et Anju bascule lorsque le père de famille est destitué de ses fonctions car jugé trop libéral. Il ordonne au reste de sa famille de fuir et au moment de les quitter, il ordonne à Zushio de toujours se souvenir d’une phrase : “Il faut être dur avec soi-même et généreux avec les autres.” Mais, pendant leur voyage, ils sont séparés et vendus comme esclaves. L’histoire est centrée sur Zushio, le fils, et son principal enjeu est de réunir sa cellule familiale.

Il est difficile de ne pas rapprocher le cheminement de Zushio de celui d’Ulysse dans son odyssée. A travers son long parcours, Zushio construit peu à peu son sens moral. Il va expérimenter le pouvoir en le sentant jusque dans sa chair lorsqu’il deviendra esclave. Avec le temps, cette condition d’esclave va le conduire à l’aliénation sociale, il est progressivement devenu un outil de travail n’existant que par ses mains acharnées. Et cette aliénation complète lui a totalement fait oublier l’axiome de son père à l’instar d’un autre: “Il vaut mieux plaire à l’intendant qu’à Bouddha.” Une phrase provenant de la lecture de l'Iliade par Simone Weil est très représentative de la condition de notre protagoniste : “La force, c’est ce qui fait de quiconque lui est soumis une chose.” Ce déterminisme imposé supprime totalement la pensée individualiste chez Zushio ; il n’est qu’un moyen au milieu d’un système qui exerce sa force. On pourrait rattacher ce blocage à une sorte de “surmoi” de la pensée freudienne, qui aurait pris le dessus sur la conscience de Zushio. C’est finalement pendant la réminiscence d’un souvenir d’enfance engagée par Anju qu’un choc interne se provoque chez Zushio. Ce choc le libère intérieurement et c’est à ce moment qu’il décide de prendre la fuite et exerce enfin la force de mener son destin. Plus tard, en refusant son pouvoir, il prend paradoxalement la décision la plus puissante qu’il puisse exercer avec son pouvoir si difficilement acquis : celle de savoir quand s’y défaire. Ainsi, en rejetant son pouvoir, il rejette la force qui a brisé sa cellule familiale et qui a tué son père et sa sœur.

Kenji Mizoguchi tient de sa parfaite maîtrise de la mise en scène une grande universalité et une grande poésie. Sa caméra souveraine et distante est l’une des plus vivantes de son temps. La scène du suicide d’Anju - coupée d’une ellispe - est d’une puissance ravageuse.






Par cette coupe pudique, ce renversement du symbole purificateur de l’eau, Mizoguchi amène à son mélodrame une dimension quasi mythologique. Chaque fondu enchaîné est d’une douceur infinie, et chaque coupe semble être un déchirement pour le cinéaste japonais. La mise en scène a le don de faire sortir le spectateur du fort réalisme de l'œuvre en le guidant vers une dimension aussi onirique que poétique. Mais la mise en scène n’en n’est pas la seule cause, les somptueux décors ont un rôle fort dans la prolongation poétique du récit.

Les arbres, par exemple, nous avertissent dès le premier usage de la force sur la famille (meurtre de la servante) : ils surcadrent les personnages et les enferment dans un destin, déjà annoncé, de soumission à la force.

Mais encore, lors de la première fuite de Zushio, les lignes de fuites du cadre convergent vers un fin chemin de forêt et le reste du cadre est enfermé par les barrières du camp : ici la fuite est possible par la perspective de la profondeur de champ qui semble infinie sur le chemin de forêt.





Lorsqu’il se libère réellement, le paysage prend la majeure partie du cadre. Mais paradoxalement, sa mère est bloquée par l’espace infini de l’eau qui l’écrase dans le cadre, même eau qui symbolise l’incapacité d’avancer pour Anju lors de son suicide. Cette caméra à la fois pudique et d’une grande humanité est la plus belle chose que puisse nous offrir Mizoguchi dans ce film.


L’Intendant Sansho est un incontournable lorsqu’il s’agit de questionnements sur la condition humaine. Mizoguchi, au sommet de son art, nous livre une magnifique fable sur le chemin de Zushio qui construit peu à peu son existence et sa morale.

Sources: Mizoguchi vu d'occident - Conférence de la Cinémathèque française; L'iliade ou le poème de la force - Simone Weil

Elouan Chovet


Copyright Les Bookmakers / Capricci Films

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