Critique : Here - Robert Zemeckis

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CRITIQUE NOUVEAUTÉS

Demetrio Speranza

12/5/20244 min read

La fuite du temps, obsession fréquente des cinéastes contemporains, semble avoir trouvé avec Here, l’une de ses démonstrations les plus lyriques et déchirantes.

Après des échecs critiques et commerciaux comme Sacrées Sorcières et Pinocchio, le réalisateur américain Robert Zemeckis revient sur grand écran. Entre la promesse de renouer avec l’apanage de grands succès comme Forrest Gump et un dispositif inédit - adapté du roman graphique éponyme de Richard McGuire - que vaut Here ? Avant tout, Here se présente comme un film à concept. En effet, le film se déroule dans son intégralité dans un unique espace des Etats-Unis, à travers différentes époques et avec différents groupes de personnages et avec pour seule valeur de plan, un simple plan fixe. Voilà un postulat de départ étonnant qui s’inscrirait bien plus dans du cinéma contemporain alternatif que dans un film hollywoodien post-moderne. L’étonnement ne s’arrête pas là puisque Zemeckis va mobiliser plusieurs effets de mises en scène rarement vus au cinéma. Pour capturer l’essence de tableaux issus de différentes époques, le réalisateur de Retour vers le futur a recours à l’incursions de cadres. Ceux-ci officient comme transitions entre les époques, et donnent aux plans la sensation d’être en plusieurs dimensions. Que ce soit pour s’attarder sur des personnages qui discutent dans l’arrière-plan d’une scène, d’un toit qui fuit à cause d’une pluie diluvienne, ou de personnages qui vivent des situations similaires mais à des temps opposés, Zemeckis tord le temps, l’espace et s’amuse avec. Si ce dispositif peut sembler déroutant, il demeure très lisible pourtant durant l’intégralité du film.

Héritage classique oblige, Zemeckis prend des libertés sur le roman graphique qu’il adapte (qui ne comptait pas de trame principale à proprement parlé) en focalisant le récit sur l’histoire de la famille Young, des années 50 à nos jours. Celle d’un vétéran de la seconde guerre mondiale et de sa femme, puis d’un couple. L’occasion pour lui de réunir après Forrest Gump deux mastodontes du cinéma américain, Tom Hanks et Robin Wright, et par la même occasion, de remobiliser des marottes propres à son cinéma. Vous ne serez alors pas étonnés d’apprendre que Here profite de son concept pour passer en revue, comme dans Forrest Gump, quelques moments clés de l’histoire américaine. Cependant, il le fait ici avec la banalité apparente qu’impose un salon de maison de banlieue américaine. Dans Here, il ne s’agit pas de montrer la vie de personnages au destin exceptionnel, mais plutôt de montrer des petites histoires à l’intérieur de la grande. De ce fait, le long-métrage se concentre bien plus sur des bouleversements à l’échelle de ses protagonistes. Aussi, un salon peut devenir le lieu de rencontres, d’innovations, de naissance, de moments de joie intense ou au contraire, de tristesse infinie. Epuré, le récit caractérise les enjeux de cette famille de façon concise mais efficace. Par ailleurs, Here souffre quelque peu du déséquilibre qu’impose sa forme kaléidoscopique, certaines intrigues étant largement caricaturales comme l’histoire des amérindiens ou de la famille afro-américaine, qui sont forcément moins développés que peuvent l’être celle de la famille Young.

D’autre part, puisque le film a pour ambition de retranscrire le passages de plusieurs décennies avec un même groupe de personnages, Here a fréquemment recours aux effets spéciaux et à la technologie controversée du de-aging, qu’on avait déjà vu par exemple dans des films comme The Irishman de Martin Scorsese. Ainsi, Hanks et Wright peuvent se jouer eux-mêmes jeunes. Cette tentative témoigne de l’envie d’un réalisateur - pourtant en fin de carrière - de repousser les limites de son cinéma avec la technologie numérique, quitte à ne pas convaincre son public comme ce fut le cas avec Beowulf. Les effets spéciaux de Here sont par ailleurs très mal reçus aux Etats-Unis, décrit comme une catastrophe technique. Pourtant, le résultat est assez convaincant, voire troublant pour certaines séquences qui donnent une sensation de vallée de l’étrange (phénomène qui avait été commenté pour le retour de Ian Holm, comédien décédé, dans Alien : Romulus il y a quelques mois). Par conséquent, quelle injustice pour un film aussi audacieux dans sa forme et sa narration d’être réduits à sortir en salles en catimini en France et d’être massacré par la critique américaine, tant le résultat final est émouvant. Rarement le passage du temps aura été traité avec autant de justesse. Ainsi, si ce qui traverse nos vies est fugace, sujet à l’oubli face à nos existences forcément éphémères, le cinéma est l’art qui les immortalise et les rendent survivants. Zemeckis et Roth font le choix de capturer l’essence de ces moments de vie, par le biais de plans fixes, et de les encenser dans leur simplicité apparente.

Here est un film sincère, profondément touchant, qui délivre une puissance émotionnelle dévastatrice avec la plus grande humilité qui soit.

[ Gaspar Noé affirmait à la fin d’Irreversible que le temps détruisait tout. Zemeckis dirait avec Here, que si le temps ne répare pas ce qui se brise, le travail de mémoire demeure peut-être avec le cinéma.]

Demetrio Speranza