Critique : Documenteur d’Agnès Varda

CRITIQUE ANCIENS FILMS

Martin Cadot

3/11/20252 min read

Agnès Varda, figure essentielle du cinéma d’auteur et de la Nouvelle Vague, réalise en 1981 «Documenteur», l’un de ses films les plus discrets mais profondément émouvants. À travers le regard d’Émilie, une femme récemment séparée qui s’installe à Los Angeles avec son fils Martin, Varda nous plonge dans une errance mélancolique où la reconstruction se fait au fil des rencontres et des instants volés. Toujours à la frontière entre documentaire et fiction, la cinéaste capte la vie avec une attention rare. «Documenteur» ne raconte pas seulement une histoire : il saisit des fragments d’existence, des visages, des gestes, une époque. Les pêcheurs de Los Angeles dans les années 80 deviennent ainsi des témoins silencieux de la traversée d’Émilie et de son fils, inscrivant leur propre réalité dans celle du récit. Varda filme ces hommes avec pudeur et respect, et c’est à travers leurs interactions avec les personnages que se dessine un questionnement sur le sens du travail, du quotidien et de l’appartenance au monde.

Le film est imprégné d’une profonde mélancolie, celle d’une femme en quête de renouveau, qui tente de retrouver goût à la vie en s’ouvrant aux autres. Rien n’est anodin dans son parcours : chaque échange, chaque regard, chaque geste devient une tentative de réconciliation avec elle-même. Son fils Martin incarne l’innocence et la découverte, et c’est à travers lui qu’Émilie redécouvre le monde. Entre eux se tisse un lien subtil où l’apprentissage et la transmission se font dans un mouvement réciproque. Mais «Documenteur» explore aussi la dualité humaine : le bien et le mal, la solitude et le désir, le corps et le temps qui passe. Le film s’attarde sur les visages marqués, les corps au travail, les tensions du couple, la difficulté d’élever un enfant seul. La sexualité n’est pas éludée, elle est montrée avec la même simplicité que le reste, comme une composante de l’existence. Émilie observe son propre corps, un homme nu apparaît à l’écran – autant d’images qui participent à cette réflexion sur l’intime et l’identité.

Sur le plan formel, Varda innove en croisant les outils du documentaire et de la fiction. La voix-off joue un rôle central : elle porte les mots, les hésitations, les jeux de langage, illustrant cette impossibilité de tout saisir par le verbe seul. L’image, elle, capte l’attente, les silences, les visages habités par une mélancolie sourde. La ville elle-même devient un personnage, traversée par des âmes en quête de sens, où chaque trajet est accompagné par une musique lancinante qui rythme la progression d’Émilie.

Souvent méconnu dans la vaste filmographie de Varda, «Documenteur» est pourtant un bijou de sensibilité et d’intelligence. Un film où tout est suggéré avec délicatesse, où la mélancolie n’est pas un poids mais un passage, une manière de continuer malgré tout.

Martin Cadot