Critique courte : River of Grass de Kelly Reichardt
CRITIQUES COURTES
Martin Cadot
9/10/20252 min read
Vouloir fuir, prendre la route… et finalement rester. Dès son premier film, River of Grass (1994), Kelly Reichardt esquisse ce qui deviendra sa marque : filmer des existences à la marge de l’Amérique, coincées entre désir de fuite et impossibilité d’agir. Ici, un semblant de meurtre déclenche un faux road movie : Lee et Cozy prennent la fuite, mais leur cavale n’existe qu’en pensée. Tout est immobile, stagnant. La peur règne sous toutes ses formes : peur de partir, peur de rester, peur d’être démasqué, peur de ne pas l’être. Cette tension nourrit le film, qui devient une méditation sur le désir empêché, sur la vie prise entre attachement et séparation, entre pensée et action.
Reichardt filme cette errance intérieure avec précision. Ses plans resserrés sur les deux personnages dessinent un espace contraint, où l’Amérique n’est plus une terre de conquête mais un territoire d’enfermement et de mélancolie. Entre Godard et Taxi Driver, River of Grass juxtapose doutes et élans, gestes suspendus et pensées paralysantes. L’arme joue un rôle central : perdue, retrouvée, elle déclenche l’illusion de la fuite. Objet de puissance fantasmée, elle devient vite un fardeau, un ennemi qui condamne plutôt qu’il ne libère. Symbole parfait de cette liberté américaine qui se retourne contre ceux qui la portent. Dans ce faux mouvement, Reichardt trouve déjà un geste singulier : celui de filmer l’intime, les hésitations, les élans avortés. Ses personnages ne sont pas des figures criminelles ou héroïques mais des êtres traversés par le doute, l’ennui, la crispation. River of Grass devient alors un anti-road movie, poignant et sensible, où le mouvement n’existe qu’à l’intérieur des têtes.
Martin Cadot



