Critique : Chat Noir Chat Blanc de Kusturica

CRITIQUE ANCIENS FILMS

Bertille Lucarain

3/19/20252 min read

Happy end”, blanc sur noir, clôture cette farce baroque, fresque dégentée du monde gitan empreinte de la patte si singulière d’Emir Kusturica. L’histoire ressemble à celle d’un conte: un père fauché tente de racheter ses dettes en mariant son fils à une naine, bien que le coeur de ce dernier appartienne à la belle serveuse Ida. A la fin les amoureux se marient, les pères sont punis, tout le monde est heureux, même si pour se faire il aura fallu que les morts reviennent à la vie. Car en effet la prolifération de retournements et de cascades rocambolesques pouvait promettre à maintes reprises des destins bien plus tragiques. C’est pourtant la magie de ce peuple gitan qu’exacerbe le réalisateur au travers de ses personnages cent fois miraculés.

C’est aussi, peut-être, le besoin pour Kusturica d’aborder un registre plus léger qui ferait l’unanimité, après son précédent et controversé film Underground (1995), face aux réactions duquel il avait déclaré arrêter le cinéma.

Fort heureusement pour les amateurs de Le Temps des Gitans (1988), il n’a pas tenu sa promesse, et l’on saura reconnaître dans Chat Noir Chat Blanc de nombreux ingrédients semblable au récit qu’il offrit dix ans plus tôt: une grand-mère maligne et complice de la jeunesse, cette dernière qui joue des coude pour se faire une place dans la communauté, des pactes toujours plus dangereux avec les mafieux, des cartons qui prennent la fuite, beaucoup d’animaux. Mais aussi, à l'arrière-plan, l’extérieur, l’appel de la société, qui se matérialise ici par les bateaux de croisière traversant le Danube, dont la communauté occupe la rive, au milieu de nulle part, entre forêt, lande et fleuve, dans une contrée lointaine et presque merveilleuse.

Chat Noir Chat Blanc est un véritable spectacle, où les cascades, les chutes, les courses poursuites et les casses généralisées n’ont rien à envier aux plus grands films d’action, où les personnages sont aussi touchants par leur spontanéité qu’hilarants par leurs traits caricaturés, où le camion aménagé et le fauteuil roulant du chef de la mafia revisitent l’esthétique gitane aux allures steam punk.

Et pourtant le scénario, conçu par Gordan Mihic, déborde de subtilités, de détails filés, d’une drôlerie poétique. Le duo de chats noir et blanc apparait comme une augure mystique, le cadavre du grand-père congelé dans le grenier ne cesse de faire irruption comme un fantôme, un cochon dévorant patiemment une carcasse de voiture figure le temps du récit, inscrivant les disputes et péripéties de la petite communauté dans l’immuable.

Car si le temps file aussi vite que les aventures sont nombreuses, faisant goûter la vie dense et rebondissante typique des personnages de Kusturica, cette agitation divertissante ne dilue pas pour autant la profonde beauté et la ténacité du peuple gitan, dont ce chef d’oeuvre est une ode.


Bertille Lucarain