Critique : Beyrouth Fantome, Que reste-t il après la guerre ?

CRITIQUE ANCIENS FILMS

Mathilde Henry

12/24/20243 min read

Beyrouth, fin des années 1980, la guerre qui a démarré en 1975 semble ne jamais se terminer. Khalil, disparu 10 ans plus tôt et considéré comme mort par tous ses proches, revient dans cette ville où il a laissé son passé. Ce sont ses amis qui le retrouvent au hasard d’une rue, le reconnaissent difficilement, ont du mal à croire qu’il est bien vivant. Les retrouvailles ne sont pas très gaies. Trop de peine, trop d’incompréhension dans les cœurs. Ce film, réalisé en 1998 par Ghassan Salhab, alterne entre la narration du retour de cet homme et des interviews face caméra des acteurs/personnages sur leur rapport à la guerre, bien après la fin de celle-ci. Le réalisateur nous invite à nous questionner sur notre rapport à la mort, à l’exil, à l’amitié, à l’identité… Il nous plonge dans un film planant, presque aussi fantomatique que son personnage, et vient en fait poser la question de l’après. Que reste-t il après la guerre ?


Avant tout, après la guerre, il reste son fantôme. Elle est toujours là, latente, une présence qui hante les Libanais. Déjà parce que tout semble n’être que répétition et recommencement : le réalisateur en fait la métaphore lorsque Khalil disparaît à nouveau à la fin. Par ailleurs, cette guerre, qui a duré 15 ans, s’est terminée par un affrontement, la pluie juste après, et plus rien. Cette fin presque absurde laisse une guerre en suspens dans les souvenirs. « C’est là notre problème : on voudrait se relancer, renaître, alors que nous ne sommes pas vraiment morts. » Ghassan Salhab donne à percevoir cette absurdité et cette latence dans son film. Avec des régimes d’image lents, une narration assez planante, des interactions et scènes parfois anecdotiques (contrastant avec la dureté du sujet traité) ou encore avec la représentation de la fin de la guerre telle qu’elle a été : impalpable. La fin du film est également dans ce registre : alors qu’une inquiétude immense pèse à nouveau sur le groupe, une information rassurante leur parvient et tourne la situation presque au ridicule. Et le film se termine comme ça, aussi anecdotiquement que si on parlait de la couleur du ciel. Entre absurdité et répétition, le réalisateur transmet ce sentiment de latence, fait exister le fantôme de la guerre tel qu’il est présent dans la mémoire libanaise.



« On est comme des immeubles en ruine ». Lors d’un entretien face caméra, ce sont les paroles d’un des acteurs. Après la guerre, il reste les vestiges de ceux qu’ils étaient avant. Ils ne seront plus jamais les mêmes, la guerre a transformé les corps, les espoirs, les perceptions, les relations. Khalil incarne cette problématique : il revient après 10 ans d’exil sous une fausse identité et va essayer de faire refaire des papiers à son nom. Si la tâche ne semble pas gagnée au début, la personne vers qui il s’est dirigé parvient à lancer les démarches. La fin du film laisse cependant cette question en suspens : il ne récupère pas son nom. Et Ghassan Salhab (qui a réalisé ce film après des années d’exil) se raconte peut-être un peu aussi. Après toutes ces années loin de chez lui, il ne redeviendra jamais celui qu’il était, il ne reprendra jamais son identité. Après la guerre, il reste le fantôme de lui-même. Cela se ressent dans le film aussi parce que les relations que le personnage avait avec ses amis sont inévitablement changées. Elles ne seront plus jamais aussi naïves, plus jamais aussi fluides.


Enfin, plus inattendu peut-être, après la guerre, il reste le fantôme de leurs rêves. Plusieurs acteurs racontent ce sentiment de perte de sens après la guerre. Pendant, il était possible de se projeter dans l’après ; mais la fin de la guerre a marqué très nettement l’effondrement de ces rêves et projections. Cette perte de sens peut s’expliquer par l’idée que tout était plus concret pendant la guerre, que le peuple avait une réelle autonomie. C’est lui qui s’organisait pour soigner, nettoyer, documenter, résister… Il était possible de trouver sa place, de se sentir utile assez pragmatiquement. A la fin de la guerre, le gouvernement a récupéré les responsabilités et dépossédé le peuple de son pouvoir d’action. On s’en rend compte dans le film déjà avec Anna, personnage très actif, qui saute dans l’action pour filmer la guerre. Ce pouvoir d’action du peuple est cependant plus évident lors de la scène où le groupe d’amis se retrouve dans un refuge pendant les derniers bombardements. On y voit des individus qui se sont retrouvés là et s’auto-organisent pour s’entraider, se soutenir. « Tout était plus simple pendant la guerre. On se souciait plus les uns des autres. Maintenant, c’est chacun pour soi ».


Ce film fait donc remonter la mémoire de cette période. Loin de les camoufler, il permet de mettre en valeur les blessures de la guerre au Liban. Il renvoie aux fantômes qui continuent de hanter les Libanais après la guerre. Khalil est la personnification de ce traumatisme latent, il est toujours là mais ne sera plus jamais que l’ombre de lui-même.


Mathilde Henry