Critique : À l’abordage – Guillaume Brac, ou l’art de naviguer entre les élans du cœur et les bruissements du réel
CRITIQUE ANCIENS FILMS
Martin Cadot
6/14/20252 min read
Il y a, dans ce film, toute la fraîcheur incandescente des amours naissants, la légèreté grave de l’été, et cette maladresse exquise propre à la jeunesse. Brac filme à la lisière incertaine entre la fiction et le réel, dans ce no man’s land du cinéma où les personnages ne jouent plus, mais existent, hésitent, vacillent. La frontière entre documentaire et mise en scène s’efface, comme dissoute dans la douceur des gestes et des regards. Le film s’ancre d’abord dans la fraternité d’un trio masculin, traversé par les désirs, les frustrations, les tentatives parfois gauches d’aborder l’autre. Comment se risquer vers l’autre sans brusquer? Comment dire l’envie sans la transformer en intrusion? Le cœur du film bat là, dans ces questions silencieuses, dans ces non-dits qui pèsent plus lourd qu’un aveu.
La mise en scène de Brac, tout en plans larges et plans-séquences, épouse le rythme naturel des corps et des silences. Il laisse le temps faire son œuvre, capte la beauté dans l’ordinaire, le frisson d’un instant suspendu. Cette patience du regard engendre un réalisme poétique, où les acteurs ne jouent pas un rôle mais semblent plutôt le découvrir en même temps que nous, avec leurs contradictions, leur générosité, leurs failles. Félix, dans sa tentative d’amour impromptue, incarne la précipitation romantique – celle qui croit encore que le surgissement suffit à créer l’événement. Mais venir sans prévenir, c’est peut-être déjà trahir l’équilibre fragile d’un désir partagé. Où commence la violence d’un geste mal situé? À quel moment le romantisme se mue-t-il en contrainte? Chérif, plus discret, étranger aux grandes déclarations, se laisse traverser par l’imprévu : un amour en friche, une rencontre tendre avec une femme oubliée, mise à l’écart par un compagnon absent. Ce que le hasard fabrique parfois avec plus de justesse que les volontés trop affirmées. Et puis Édouard, caricature en sursis du jeune bourgeois en école de commerce, dont l’humanité affleure derrière le cliché. Il partage, malgré les apparences, les mêmes doutes, les mêmes incertitudes amoureuses que ses compagnons. Brac rappelle ainsi que les classes sociales tracent des sillons, mais que le trouble amoureux, lui, est démocratique.
À l’abordage est un cinéma sans effets, mais pas sans éclats. Il croit encore que les vérités surgissent dans les hésitations, que les liens se tissent dans les détours. Et c’est là sa grâce : filmer non pas ce que les personnages croient vivre, mais ce qui leur échappe.
Martin Cadot





